(kele) sommeil troublé.

La nuit avait été paisible pour une fois. Pas de cauchemar. À croire que les constellations et les dieux invisibles de la forêt étaient avec moi. J'étais dans un état de demi-sommeil. Entre les deux cotés du monde. Le réel, le rêvé. J'étais dans la fine lamelle qui sépare les deux univers. J'entendais mon rêve. Un beau rêve pour une fois. J'entendais les oiseaux qui caquetaient, chantaient, déployaient leurs petites ailes fragiles à travers ma fenêtre ouverte. Le soleil envahissait la cabane haut perchée par cet interstice. Ses rayons me chatouillaient la peau, le nez, les épaules, le ventre aussi, découvert. Je n'avais pas froid, le petit vent du matin me réveillait doucement. C'était paisible. Je quittais peu à peu ce rêve merveilleux qui pour une fois m'avait permis de ne pas me battre tout seul dans mon lit, assiégé par un mauvais rêve qui allait me poursuivre toute la journée dans une mauvaise humeur sans pareil. Ce sentiment de réveil en douceur était exquis, les oiseaux m'aident inconsciemment ou consciemment peut-être à me sortir des bras de Morphée. Un instant, mes pensées se tournèrent vers le visage de ma mère malade. La mère qui m'a élevé. Tous les membres de mon corps se sont raidis, mes pensées se sont subitement noircies, je ne souriais plus, mes yeux toujours fermés, de ce sourire béat qui caractérisait mon sommeil de ce début de journée. Le chant d'un oiseau me sortit de cette torpeur et mon sourire réapparut, l'idée enfin chassée. Elle n'allait pas me pourrir la journée, non. Pour une fois que la journée commençait bien pour moi, je le refusais. En ayant cette pensée, mes sourcils se froncèrent brusquement. Je le sentis presque. Je me réveillais au fur et à mesure. Pour une des premières fois, je me sentais bien avec moi-même au réveil. Cela n'arrivait pas souvent. Mais clairement, cela n'allait pas durer. J'y mettrais ma main à couper. Même deux fois s'il le fallait.

Je trépigne depuis l'aurore. Lorsque le feu est éteint, que la communauté dort, lorsque la place vibre de son silence animal, ondulé, de sa fraîcheur nocturne, je sens résolument l'inutilité de mon existence. Je voudrais parfois être pêcheur, chasseur, cueilleur, ou alors médecin, ou alors artisan. Je voudrais parfois avoir un certain talent, quelque chose de manuel, une aptitude vitale ; et peut-être alors ne pas avoir à réfléchir à l'oisiveté terrible qui m'enlace et me séduit. Pas que je me languis du travail, pas que je m'ennuie avec moi-même, mais c'est simplement la solitude, la solitude qui me prend là, lorsque la lune est encore blanche, que le sommeil me fuit, et que dans le noir mon chuchotis ne pourrait appeler personne.

J'entends le village qui s'éveille ; je suis au fond de moi, les paupières closes sans parvenir à sombrer, je suis sous la couverture mince de l'été, sur le sommier rigide de la cabane, et au tympan j'ai la mélodie subreptice des vies ressuscitées. Des gosses. Un piaillement juvénile, un piaillement unique, au creux des discrets va et viens. Des pas sur la terre brute et le chant soudain hypnotique des oiseaux envolés. Je m'extirpe du lit et m'apprête à rôder ; je sais les cabanes encore paisibles, mes voisins encore endormis ; et dans la stupidité de mes impulsions, j'imagine Sahale risible, délicieusement mortuaire, et l'expression animale de sa face lorsque j'aurais arraché les méandres de son inconscient aux limbes oniriques.

Je fait basculer le battant de bois et sur le pont avale la distance sans un bruit ; dans ma paume, la corde d'une rampe improvisée caresse piquante ma chair dorée ; je m'arrête à la fenêtre. Dans l'unique pièce je vois la silhouette dans la pénombre, couchée sur le lit étroit, abandonnée au creux des draps légers ; et avec un sourire immense, douloureux au creux de mes zygomatiques encore rouillés, je frappe violemment le mur de bois et hurle sans scrupules : « SAHALE ! »

Lorsque son regard heurte mon corps de sa violence, juste son regard, et que mon souffle tremble presque comme un rire, je lui offre un petit salut de la main, du bout des doigts qui se déplient, un salut de fille un peu enjôleuse, et papillonne des cils.