Les consignes avaient été claires. Une fois entrée dans la forêt, j'ai entamé la chasse. Commencé à traquer la proie. J'avais couru dans tous les sens. Pour finalement ralentir et ne laisser qu'une caresse veloutée sur le sol saccagé. J'avais retracé divers chemins, cherché d'un œil acéré et attentif les traces de pas gravés dans la terre meuble et confuse. Les traces s'emmêlaient l'une dans l'autre. Allaient du Nord au sud. Du sud au nord. Me donnaient des vertiges. Comme une enfant capricieuse, l'agacement au ventre, j'avais accéléré ma course. Et inconsciemment tous les sentiments corrosifs qui martelaient mon âme s'échappaient de ma gorge en grognements presque animaux. Les entraînements étaient le meilleur moyen pour me délivrer des souffrances qui me rongeaient l'âme lentement. J'expulsais tous le mauvais, recrachais toutes les frustrations restées blotties quelque part à l'intérieur de mon corps endolori par les kilomètres accumulés au compteur. La rage demeurait comme étant mon moteur le plus efficace. J'avais passé de longues minutes à accaparer les indices, à tenter de différencier les traces. J'écoutais attentivement le moindre bruit. Jusqu'à l'infime craquement, le moindre frémissement. Mais le professeur restait le meilleur et le connaissant un minimum, j'étais persuadée qu'il m'avait déjà semé depuis un moment.

Cela faisait trois ans à présent qu'Amarok m'avait pris sous son aile. Trois ans que ma curiosité ne cessait d'être en plein essor, toujours à vouloir en apprendre plus. En savoir plus. En trois ans, j'avais acquis beaucoup de choses mais pas assez à mon goût. Mon besoin assassin d'atteindre la perfection en ce domaine me rendait combattante sur le terrain, guerrière à l'âme et le savoir de Amarok semblait s'étendre encore bien plus loin que je ne me l'imaginais. Il avait grandi ici, avait été bercé par cette forêt. Il y avait cette espèce de fascination qui restait dans mon regard lorsque je prenais le temps de le regarder plus attentivement. Sa froideur ne me dérangeait pas. Je comprenais. Sans savoir, je devinais les quelques écorchures qui obscurcissaient le tableau. Les similitudes me paraissaient flagrantes. Sans compter le fait que nous avions le même âge. Cependant, je me sentais toujours élève. Apprentie. Sans vouloir me l'avouer, je ne venais pas d'ici et j'avais beaucoup de choses à apprendre pour devenir une chasseuse digne de l'estime de mon professeur et je ferais tout pour y parvenir.

Le temps presque écoulé, j'avais grappillé quelques minutes pour attraper une flèche de mon carquois et la tirer à l'aide de la souplesse de mon arc. La flèche, encore sauvage, avait transpercé un lapin que j'avais croisé sur mon chemin. Il était tard et d'évidence, je n'avais pas réussi à accomplir la tâche qu'Amarok m'avait imposé alors autant que je me serves de ce que je maîtrisais presque parfaitement. Une fois l'animal accroché à un bâton, j'ai continué à marcher en quête de l'homme qui s'était enfui. Nous avions répété cet exercice plusieurs fois et je n'avais encore jamais réussi. Pourtant je ne lâchais rien et ma ténacité me semblait inébranlable. J'ai du marché jusqu'à la montagne pour finalement trouver Amarok, assis sur un rocher imposant. La nuit laisse fleurir les étoiles et la lune nous surplombe fièrement. « Encore perdu. » La grimace déforme mon visage alors que je fulmine intérieurement. « Tu sais Amarok, j'y arriverais un jour. Je m'efforcerais de le faire. » Alors que je m'assois en tailleur et que je dépose à quelques mètres à peine ; mon faible butin et mon carquois, j'observe Amarok préparer le feu et finalement s'assoir à son tour avec un simple bâton, qu'il s'appliquait à aiguiser en main. Lorsqu'il me regarde à nouveau, c'est pour m'adresser quelques mots. À peine. « On recommence demain matin. » Je hoche de la tête en signe d'affirmation. Tout en espérant que cette fois ; la réussite sera de mise. «  j’espère que tu nous as attraper quelque chose sur le chemin. » D'un geste rapide, je détache la proie attrapée plus tôt et la pose non loin d'Amarok pour finalement retourner à ma place. « Un lapin. C'est tout ce que j'ai pu avoir. » Je laisse courir un soupir audible. « Je crois que j'avais la tête trop pleine pour me concentrer totalement. » Amarok continue à tailler son bout de bois et moi, j'ai perdu mes yeux dans les flammes chaudes et apaisantes du feu qui jaillit devant moi.

La tête bourdonne. Tourbillonne. Se chiffonne. La tête tourne, comme un manège. Et les vertiges empoisonnent. Ce sont mes neurones qui s'entrechoquent. Toutes les idées qui se mélangent, qui se mêlent dans le brouillard d'une inconscience fabriquée. Le tout m'interdit le silence ; désiré, rêvé et imaginé. Les flammes incendient mes prunelles transparentes et leur chaleur me transporte vers des contrées éclipsées. Les mouvements d'Amarok deviennent flous. Limpides. Ils résonnent comme un écho lointain, une vague qui part et qui revient. Mon épiderme affamée ; dévore la chaleur qui vient la caresser en secret. Je pourrais presque fermer les paupières. Éteindre ces lumières qui m'aveuglent. Briser la tristesse dissimulée en colère. Je pourrais simplement respirer et profiter. M'oublier dans l'apprentissage et laisser les sentiments de côté. L'indifférence palpable sur mon visage n'est qu'un masque. Un de plus, un de moins ; cela fait longtemps que j'ai cessé de compter.

Je fuis la noirceur des émotions. Je fuis le cœur qui n'est plus que charbon. Prétendre que tout a disparu et, le maître. Le presque identique. Il capture mon regard, plein d'attention. À l'affût du moindre bruissement de cils. J'imagine parfois que ses yeux parlent à la place de sa bouche et que ses gestes secs et nets dissimulent des nuages brumeux, tâchés d'un peu trop de gris. J'imagine son histoire, tente vainement de percer ses multiples mystères et j'écoute, comme une enfant docile, l'apprentissage. Les leçons données. Les leçons comme des graines plantées dans mon esprit. Amarok observe et surveille. Comme le loup. Le Grand Loup qui autrefois m'avait accueilli à Iha. Parfois dans les psychoses inopportunes, j'ai la sensation de retrouver l'esprit du solitaire en lui. Dans son regard, bercé par l'or clair et puissant ; j'aurais juré l'avoir croisé.

« La précision a toujours été ton fort. » Il dit. Égarée dans les orangés incandescents, je m'extrais du tourbillon d'ardeur. Et la phrase presque échappée redresse ma fierté. Redonne du souffle à l'envie de me dépasser. L'idée d'un sourire se glisse. Se faufile comme une anguille mais je n'en fais rien. Silencieuse, c'est l'étoile filante, traversant mes iris, qui le remercie pour moi. De longues minutes se noient dans le silence et l'esprit distrait, loin de la masse d'inertie ; du vide trop plein me donne l'illusion d'être apaisée. L'animal vidé et installé au dessus du feu cuisant, brûlant lentement sa chair et l'odeur se mêle, avec douceur, à celle des arbres. De la terre. Du lac et de l'air. « Même la tête pleine tu dois être en mesure de faire les choses correctement. » L'hiver dans la voix. Le ton était toujours aussi froid. Je pouvais deviner les ombres de reproches, les traits à peine esquissés et puis le soupir. Toujours incompris et pourtant entendu. Et puis ses yeux à nouveau dans les miens. Un sourire maladroit, mais rare et sincère venait se nicher sur ses lèvres. « Je veux dire, si tu tombes sur un animal prêt à te tuer. Tu ne peux pas permettre à ton esprit de te jouer des tours. » Ses conseils s'incrustent dans ma psyché. Je retiens avec aisance et essaie d'enregistrer au maximum. « C'est la mort assurée. » J'en été consciente. Bien sûr. Mais la pratique restait médiocre. Mes sentiments explosaient, littéralement pour me laisser débordante et heurtée. J'aurais voulu ne rien ressentir. Devenir pierre, aussi dur que le rocher. J'aurais voulu mais j'en été incapable. Aucun mouvement. Aucune parole. Juste mon silence et mes pensées qui s'échinent encore.

Il s'assoit à mes côtés, le dos tourné et mes yeux retournent s'accoupler aux flammes dangereuses. Ma respiration est calme. Les battements du cœur ralentissent et j'en viens à fermer les paupières comme pour me cacher. Me recouvrir d'écorce épaisse et solide. « Qu'est-ce que tu entends. Dis moi. » Ce que j'entends ? Moi j'entends le temps. Celui qui lasse et délasse. Celui qui creuse et crée. J'entends le cœur qui bat lourdement et doucement. J'entends et ça me donne l'impression de vivre. « Les crépitements qui chantent. Le vent qui bouscule les feuilles rêvant de s'envoler. Les oiseaux qui ne veulent pas dormir. La nature; ce qu'elle veut bien me laisser entendre et puis ce qu'elle veut me faire comprendre. » L'arrêt. Et l'expiration qui me soulage. « J'entends un tambour lent et fort aussi mais je crois que c'est moi. Et toi ? Dis moi. » Moi la silencieuse, je me sens bavarde à ses côtés. Moi, celle qui ne parle jamais ; mes paroles coulent sur sa neutralité inaccessible. Je ne sais jamais ce qu'il pense. Je ne sais jamais ce qu'il voit mais je sais que je peux faire confiance. Par instinct.

Les percussions retentissent toujours dans ma poitrine. Leurs vibrations me transportent, font naître des milliers de souvenirs. Parfois bons, parfois mauvais. Le cœur souffle lourdement, ses peines et ses joies. Il raconte son histoire et frappe si fort qu'il hante l'esprit. Inconsciemment, ce son, ce tambour lancinant et inépuisable, me permet d'oublier les torrents de noirceur. Les vagues de douleur. J'oublie tout ce qui a salit le jour. La nuit guérit les blessures. Elles disparaissent presque face à la lumière opaline de la lune. Le vent vient chatouiller quelques mèches de mes cheveux comme à son habitude et la chaleur du feu donne des allures de flammes dansantes à ma peau mate. En silence et avec l'oreille impatiente, j'attends la réponse du Loup, de celui qui enseigne et qui pourtant n'est pas plus vieux que l'élève. Le Loup si souvent observé, analysé et observé sans jamais pourtant le comprendre réellement. Tant de secrets restent au bord de ses lèvres. Aucune expression ne le trahit. Il n'y a que la dure apparence. La froide apparence qui ne fait, sans doute, que le protéger. Je devine les plaies. Les morceaux d'âme déchirés. Je devine les maux, peut-être parce que je me projette et me reflète dans son regard doré. Mais je ne saurais affirmer toutes ses pensées, fruit de mon imagination. De ma propre création.

« Ton cœur sans doute. Le tambour. » Alors qu'il se retourne mes prunelles quittent l'amas de braises pour soutenir ses yeux sur lesquels je me pose mille et une questions. « Je l'entends aussi. » J'en viens à penser que les battements incessants sont un son bien intime. Personnel. Frôlant même le secret. Grâce à eux, on peut deviner une foule de choses. L'état actuel de celui auxquels ils appartiennent. Le cœur ne peut pas mentir. Les yeux, le visage, surtout le sourire le peuvent facilement. « J'entends les loups qui hurlent. Au loin. Le crépitement du feu, et les animaux qui marchent là-bas. » J'acquiesce, toujours bercée par le silence d'une nuit aussi noire que mes cheveux. « Et des fois j'entends l'esprit de mon père au-dessus de moi. Du moins je l'imagine. » Je me souviens très vaguement du père d'Amarok. Je sais simplement qu'il m'inspirait un grand respect. Une éternité de gratitude pour m'avoir fait confiance lorsque j'ai pris la décision de devenir chasseuse et que la plupart des villageois avaient rit de cette soit-disant idiotie. Ils ne m'avaient pas cru. La fille parmi les hommes. L'enfant rendue sauvage par une société qu'elle a rejeté. À cette époque, j'étais encore l'étrangère. Le père d'Amarok pourtant m'avait fait confiance et il avait choisi son fils. Pour m'enseigner et quelque part, je crois qu'Amarok apprenait en même temps que moi.

On ne s'est jamais véritablement parlé tous les deux. Si ce n'est que de la chasse. Des choses à apprendre et à connaître. Deux étrangers qui se côtoient depuis des années, qui ne laissent apparaître que des morceaux décrochés et que l'on essaie de reconstituer comme un puzzle trop complexe pour réussir en un seul coup. Toute la fascination que je peux ressentir envers le Loup ne me donne pas l'accès aux secrets qu'ils gardent. À son être. Non, moi je ne sais rien. Je ne fais qu'imaginer, que supposer. Alors je me sens étrange à l'instant où il réveille l'esprit de son père, parti depuis un moment à présent. Quelque part, je suis heureuse d'écouter. Autre chose. Quelque chose qui ressemble plus à l'humain qui se cache derrière la distance. Quelque chose de plus Amarok. « Et qu'est-ce qu'il te dit ? » Il passe une main dans ses cheveux. Ce n'est pas habituel, que l'on parle d'autre chose mais je ne pense pas que ce soit négatif. Peut-être que je m'avance sur un terrain glissant. Peut-être, oui. Mais je ne faisais pas partie de ceux qui ont peur d'essayer. Alors j'attends et j'écoute cette voix tant de fois entendue et pourtant qui semblait différente en cette soirée. La viande colorée et l'odeur chaude et savoureuse venait chatouiller mes narines. Tout était paisible. Mon tambour à moi s'était calmé.